Dans l’imaginaire géographique des islamistes, le tourisme n’existe pas. Je veux parler de ce  tourisme qui  porte sur la libération du  corps et de l’esprit, sur la rencontre  des genres et sur le paysage exotique ;  le tourisme qui valorise le patrimoine et favorise les rencontres et les échanges et qui a longtemps servi d’instrument de connaissance mutuelle apte à faciliter le dialogue entre les civilisations. Bien avant d’accéder au pouvoir, les islamistes avaient bien  leur petite idée  quant à la fonction du tourisme dans leur projet de société. Leur hostilité envers l’industrie du voyage a d’ailleurs  été formulée  à maintes reprises et  sans ambiguïté par les dirigeants du parti, émaillant après leur victoire, le discours  de certains hauts dignitaires du régime qui  avaient poussé l’amalgame et le fantasme jusqu’à qualifier le tourisme de prostitution et, de façon corrélative, désigné  ses promoteurs  en lobby de proxénètes en cols blancs.  Pour ceux qui ont appris à observer la société du point de vue du mâle dominant et avec les œillères du patriarcat, le tourisme  n’est que l’activité emblématique d’une société laïque, à la fois déréglée et corrompue, génératrice de maux sociaux. Les lieux de vacances : hôtels,  restaurants, discothèques et autres  espaces de  détente et  de plaisir, ne sont à leurs yeux  qu’un  impénétrable  univers de perdition et  de débauches.

Dans l’histoire de la Tunisie indépendante, le tourisme fut l’un des vecteurs de développement, choisi pour soutenir un pays pauvre en ressources naturelles et  un moyen plutôt  rapide de générer d’importants revenus et  d’assurer l’emploi contrairement à l’agriculture, tributaire de la pluviométrie et à l’industrie, friande de capitaux et d’actions lourdes de formation. La Tunisie a progressivement accumulé dans ce domaine le savoir-faire, l’infrastructure adéquate et des réseaux commerciaux et artisanaux répondant aux normes des clients. La part du tourisme dans son PIB a largement contribué à  la croissance de son économie au point que  tout reflux du nombre de touristes a souvent accompagné le repli de son PIB. L’enjeu dans ce domaine est donc loin d’être négligeable pour l’avenir du pays ainsi que pour tout gouvernement politique.

Du fait de l’histoire qui nous lie à l’Occident et de la proximité géographique avec l’Europe, l’activité touristique n’a pas  induit des déséquilibres sociétaux insurmontables et l’on ne peut l’aborder en termes de « choc des civilisations ». Le rôle tenu par ce secteur, fortement institutionnalisé,  s’explique   autant par les attraits  naturels  de la Tunisie que par  l’importance de son patrimoine historique et culturel et le caractère ouvert de ses habitants. Mais le point faible de ce secteur  est qu’il est particulièrement sensible à l’insécurité perçue par les voyageurs, qu’elle soit réellement justifiée ou plus irrationnelle et consécutive à la médiatisation des évènements géopolitiques internationaux. Le sentiment de sécurité éprouvé par les visiteurs étrangers est donc un préalable indispensable à la survie de cette activité. La Tunisie, dont l’image s’est considérablement dégradée, se voit pâtir désormais d’une certaine défiance. L’existence de phénomènes récurrents de violences politiques  explique la montée en puissance des destinations concurrentes et risque, à terme, de placer  le pays hors champ touristique.

Telle qu’elle est envisagée et pratiquée jusque-là, l’activité touristique  ne correspond  aucunement au modèle de société que les islamistes  entendent promouvoir et devrait, par conséquent, subir  quelques aménagements. A l’instar d’autres domaines,  comme la culture, l’éducation,  la condition de la femme et la gestion du temps libre et des loisirs,  le tourisme  demeure une réalité problématique et, telle une furieuse épine au pied, ne cesse de tourmenter la conscience des islamistes. Car comment réformer en profondeur  sans ruiner l’économie du pays  un secteur devenu  stratégique,  auquel ont été sacrifiés des projets et  des infrastructures  coûteuses et  qui  s’est développé au point de devenir le pilier de l’économie tunisienne et le premier employeur ?  Comme pour l’économie en général, où ils avaient  naïvement cru,  au départ, pouvoir compter  sur le soutien désintéressé de leurs « frères arabes », les islamistes avaient pensé, tout aussi  candidement, pouvoir faire le bonheur des palaces et des grands hôtels en substituant  à la clientèle européenne et  au tourisme de masse et de  loisirs en bikini,  si peu compatible avec la morale et les vertus  islamiques, le tourisme des cheikhs du Golfe, flanqués de leurs nombreuses épouses et de leur abondante progéniture. Mais, ils  avaient bien vite déchanté en constatant le peu d’empressement des riches Arabes qui préfèrent de loin arpenter des heures durant l’avenue des-Champs-Elysées, les restaurants, les grands cafés, les magasins de luxe et les  casinos des grandes capitales européennes, que de visiter un pays en proie à de graves difficultés  économiques, devenu de surcroît la caisse de résonnance de l’islam radical. Malgré tous ces déboires, le tourisme est toujours dans le collimateur des partisans de la morale austère  qui entendent  instaurer de solides codes moraux, qui gardent la même volonté d’en finir avec les valeurs de l’Occident  et leurs effets  nuisibles. Ils promettent,  toutefois, un futur optimiste à un nouveau produit, une niche marketing attractive destinée à promouvoir un tourisme à tout point de vue halal, bâtit sur la mise en œuvre des prescriptions islamiques permettant d’éloigner toutes les influences allogènes de la culture occidentale et de ce fait capable de constituer une importante source de revenus. Car être musulman consiste à interpréter non seulement  sa propre existence, mais aussi son environnement en fonction de la dimension du sacré réduite ici  à la polarité entre le licite et l’illicite et dans laquelle les interdictions alimentaires et la séparation homme/femme tiennent une place significative.  Le concept de halal, voit d’ailleurs chaque jour la gamme de ses applications s’étendre  au point de rendre  la vie du musulman intenable, allant des opérations bancaires  aux cosmétiques,  aux vaccins,  jusqu’au tourisme basé essentiellement sur le principe de la ségrégation entre l’homme et la femme. Cela commence d’abord par le remplacement de l’actuelle clientèle, formée de jeunes Européens,  de femmes célibataires et d’hommes seuls,  par un tourisme strictement  réservé aux familles de musulmans, stables  et  solides dans lesquelles le mari doit protection à sa femme et la femme doit obéissance à son mari. Les hôtels, comme d’ailleurs les vols,  ne serviront plus  d’alcool et disposeront de plages, piscines  et centres des soins exclusivement féminins. Afin d’éviter les tensions et les conflits provoqués par l’opposition tradition/modernité et pour que l’environnement urbain  n’inocule pas un élément de désordre  dans l’esprit et dans l’âme des visiteurs, l’architecture urbaine sera  petit à petit aménagée d’une  manière qui soit conforme à l’authenticité  de la tradition et de la culture musulmane. Sur le parcours des touristes, de l’aéroport jusqu’aux halls des hôtels, seront bannies toutes les affiches publicitaires montrant des femmes ou des hommes le torse nu.

Les islamistes se sont d’ores et déjà installés dans une posture tout à fait favorable à un tel dessein. Ils ont même  réussi à franchir le premier pas et le plus décisif.  Car pour ériger un nouveau modèle touristique, il faut d’abord contribuer à la ruine  de l’ancien. Mais, soyons juste, cette étape n’a pas été réalisée par une action délibérée et concertée du gouvernement, comme ce fut le cas avec les  Talibans en Afghanistan ou les  Salafistes au Mali, mais en restant simplement indifférents au sort de ce secteur, en laissant le pays se débattre dans l’insécurité et se transformer en terre de djihad, en omettant de  faire face avec vigueur, détermination et célérité à toutes les actions  visant à l’anéantissement de toutes les possibilités de progrès socio-économique et culturels  du pays. Par ses troublants flottements et son absence de fermeté, toujours magnanime à pardonner, le pouvoir a silencieusement et subrepticement mis en place une tragique régression dont personne ne connaît encore l’issue.

leconomistemaghrebin.com

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