Ce qui bloque l’économie tunisienne aujourd’hui, c’est le politique

Economiste et juriste de formation, Chedly Ayari est le gouverneur de la banque centrale de Tunisie.

Comment qualifiez-vous l’état actuel de l’économie tunisienne ?

Fin 2011, nous étions au fond de l’abîme avec une croissance à – 2 %. Mais, à la fin de 2012, la croissance est redevenue positive : + 3,6 % ! De négative, la balance des paiements est même devenue excédentaire, grâce à la coopération internationale. Il y a eu au même moment un afflux record d’investissements directs étrangers, dus cependant en grande partie aux privatisations de cette année-là.

En revanche, le premier trimestre 2013 nous a déçus. Nous espérions une croissance à 4 %, mais nous tournons pour l’instant autour de 2,7 %. Cela dit, un frémissement se fait sentir depuis juin. Le déficit de la balance commerciale semble un peu contenu. L’inflation a l’air de se stabiliser à 6,2 % ou 6,4 % et le tourisme semble reparti. La grande inconnue, ce sont les mois à venir. Si on dépasse les soubresauts liés à l’insécurité et les chamailleries sur le projet de Constitution, on peut rattraper les six premiers mois de 2012. Sinon, on ne dépassera pas les 2 % de croissance.

De tous les problèmes qu’affronte la Tunisie, quel est celui qui vous préoccupe le plus ?

Je suis inquiet de voir que les Tunisiens sont dans une logique de court terme dramatique ! Ils consomment, spéculent, sont dans une sorte de fuite en avant. Du coup, on ne peut rien construire. Et ce qui se passe à l’Assemblée nationale constituante est le plus souvent affligeant. Ce spectacle ne favorise pas le respect des institutions et n’encourage pas l’investissement.

Pour dire les choses clairement, le politique est en panne. Il n’est pas un facteur motivant pour la croissance économique. Il est même un facteur démotivant.

C’est un avertissement que vous adressez aux politiques ?

C’en est un, en effet. Je dis aux politiques : le système politique actuel est déconnecté de la réalité tunisienne. Il vit dans une espèce de bulle qui fait que chacun, à sa manière, participe au délitement général. J’insiste : ce qui bloque l’économique aujourd’hui, c’est le politique. Nous avons les moyens de relancerl’économie mais le politique est devenu un facteur de blocage. Pouvoir et opposition sont responsables de la situation.

Le Fonds monétaire international vient d’annoncer un plan d’aide de 1,7 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) à la Tunisie. Quelles sont les conditions posées en contrepartie ?

Il n’y a pas eu de conditions. Il y a des réformes à faire, et c’était notre intention avant même les discussions avec le FMI. Il n’y a pas d’alternative. La réforme qui soulève le plus de problèmes, c’est la question des subventions avec la caisse de compensation.

Chaque année, un cinquième du budget de l’Etat lui est consacré, ce qui n’est pas soutenable. De plus, le système est injuste, il ne profite pas à ceux qui en ont le plus besoin. En mars, nous avons déjà ajusté les prix, et augmenté le prix des hydrocarbures.

Il arrive un moment où le politique doit affronter la réalité. Il ne doit pas faire de sa pérennité au pouvoir une priorité.

Voulez-vous dire que des erreurs ont été commises ces deux dernières années ?

La grande erreur, à mes yeux, a été de ne pas imposer une économie d’austérité, tout de suite après la révolution. On a fait le contraire ! Lech Walesa, au lendemain de la révolution polonaise, a demandé aux ouvriers de travailler deux fois plus. C’est ce que nous aurions dû faire en Tunisie.

On devrait être dans une économie de guerre, où l’on organise, administre, planifie, pour gérer la rareté et passer cette période difficile.

En tant que gouverneur de la banque centrale, une institution indépendante du politique, j’ai la partie belle, je le sais, je ne suis pas au gouvernement ! Mais nous devrions être quelques-uns à continuer de dire certaines vérités.

La situation sociale vous paraît-elle explosive en Tunisie?

Il y a plutôt un ras-le-bol énorme au sein de la population, une fatigue immense de ne pas voir la sortie du tunnel et d’entendre des discours contradictoires. La Tunisie encaisse un choc en ce moment. Elle qui était visitée, respectée, découvre qu’elle figure aujourd’hui parmi les pays à risques où il ne faut pasvoyager !

Les Tunisiens n’ont pas la nostalgie de Ben Ali, mais de la Tunisie telle qu’ils l’avaient rêvée. Le rêve tunisien est fêlé. Il ne s’agit pas d’un problème entre islamistes et laïcs, entre modernes et conservateurs. En réalité, les Tunisiens sont à la recherche de repères. Je les rencontre dans la rue et ils me disent souvent : « Rassurez-nous et donnez-nous des repères. »

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